L'invitée de la semaine: Virginie Despentes
" Virginie Despentes ? t'es sûre, celle qui a fait du porno ?" ai-je répondu à Claire Berthelemy quand, en 2007, elle me vantait les mérites de King-Kong théorie, essai sur le nouveau féminisme écrit par Virginie Despentes. Alors j'ai acheté le livre. Je l'ai lu. Je l'ai relu, j'ai voulu surligner des passages et puis j'ai laissé tomber, sinon j'aurais tout surligné de la première à la dernière phrase. Une analyse brillante de réalisme, d'intelligence, de finesse, dans laquelle toutes les femmes se reconnaîtront. On y parle porno oui, mais on y parle surtout féminisme, désir ou absence de désir de maternité, viol, société, réconciliation des sexes, sexe, hommes, femmes, punk-rock, amitié, carrière, pouvoir, vie. En fermant le livre, on a tout simplement l'impression que quelqu'un vient de nous enlever les oeillères qu'on portait jusque-là. Hudge.
Interview de Virginie Despentes par Claire Berthelemy.
Claire Berthelemy: D'abord la couverture, c'est ce que nous pouvons voir en premier. Est-ce un choix de votre part ? Ce symbole n'est pas sans raison, non ?
Virginie Despentes: C'est d'abord un choix de ma part de travailler avec Marie Meier, je connaissais son blog graphique et j'aimais bien son travail. Comme c'était mon premier essai j'avais très envie d'une couv' un peu BD, qui ne fasse pas trop "devoir d'école". D'où le choix du titre, d'ailleurs. Pour la blonde qui tient King Kong dans sa main, c'est une idée qui allait bien avec le titre, et avec l'idée du livre, une inversion des clichés.
Pour la version espagnole Marie Meier a repris les deux personnages, mais cette fois ils sont en train de tout casser en ville, avec de grosses massues, ensemble. Et pour la version poche, ils sont bras dessus bras dessous. J'ai bien aimé que ça devienne une espèce de tryptique.
CB: Lorsqu'on ouvre le livre, on ressent une grande force, comment vous sentiez-vous quand vous avez rédigé King-Kong Théorie ? Votre état d'esprit ?
VD: Pour le premier jet, j'étais à la fois très à l'aise, je savais bien ce que je voulais raconter et dire, ça faisait plus d'un an que je préparais l'affaire, en prenant des notes et en rédigeant des paragraphes courts. Je connaissais les sujets, l'ordre des sujets, et j'avais bien en tête ce que je voulais traiter. Par contre je n'étais pas à l'aise de parler de moi, et encore moins de parler de "mon" viol ou de "ma" prostitution. J'avais encore plus de mal à me relire que d'habitude. Et je n'arrêtais pas de me demander pourquoi je me sentais tenue de m'exposer aussi frontalement. En même temps, je savais que ça m'aurait intéressée qu'une autre le fasse, donc ça me faisait avancer.
Pour ce qui est du côté "hargneux", je n'ai pas eu à y réfléchir ou à choisir d'avancer comme ça, c'est vraiment le ton qui m'est venu dès que je m'y suis mise. Si je n'étais pas furieuse de tout ce qu'être une fille implique dans ma vie, je n'aurais jamais écrit ce livre.
CB: Si vous deviez expliquer comment l'idée de ce livre vous est venue, en quelques mots, est-ce une manière de vous justifier de ce que vous êtes aujourd'hui, vous?
VD: L'idée du livre m'est venue un peu après la sortie de Baise Moi (En 2000 Ndlr). On a tellement dû parler viol, violence des femmes, censure, porno et féminité, qu'à la fin je savais que j'avais de quoi écrire un livre et j'avais envie que ça sorte, pas de garder ça pour moi en moi pendant des années.
Me justifier, non. On écrit la fiction qu'on veut, on n'a pas à se justifier là dessus, les cuisines du truc ne regardent que nous, et jusqu'alors je n'avais écrit que de la fiction.
Par contre, j'ai eu une belle fille qui avait douze ans quand je l'ai connue, et passer du temps avec elle m'a fait pas mal réfléchir. J'ai eu l'impression que personne ne prenait le temps de parler aux gamines de ce qu'était le féminisme, au départ, ni de ce qu'il était devenu dans les textes de certaines féministes américaines, rarement traduites en France. Je sais, depuis plusieurs romans, que j'ai une écriture que les ados comprennent bien, je me suis dit que je pouvais essayer de transmettre quelques trucs qui m'avaient été transmis, et qui m'avaient été très utiles.
CB: A propos de "Baise-moi", croyez-vous que les gens ont compris le message du "porno comme oeuvre cinématographique" que vous faites passer dans King-Kong Théorie et non comme reflet du réel?
VD: Je ne crois pas que les gens "comprennent" grand chose au porno, je n'ai pas l'impression qu'ils cherchent à comprendre quoi que ce soit. On a dit que c'était mal, donc c'est mal. Et c'est le cinéma le plus intéressant, au final.Je ne sais pas s'ils s'identifient plus à ce qui se passe dans le porno qu'à ce qui se passe dans un autre
film. Ce qui semble clair, c'est que le public - amateur ou détracteur - veut croire qu'ils obtiennent
une vérité sur les filles qui jouent dans ces films.
Le public ne veut pas les considérer comme des actrices, des professionnelles qui ne sont pas du tout en train de baiser comme si elles étaient dans leurs chambres mais qui sont en train de travailler, sur un plateau, avec une équipe et des partenaires. Sur cette question le livre de Coralie (Trinh-Thi actrice pornographique et auteure Ndlr) "La Voie Humide", apporte un éclairage très clair, mais assez rare : être hardeuse, c'est un job, éventuellement une vocation, mais en tous cas un métier, et un métier de la représentation.
En tous cas, pour moi, ce qu'on a de mieux en France, c'est les porn stars, femmes et hommes. Je crois qu'on est un des seuls pays où les gens du porno ont autant écrit eux-même leurs livres, avec une vraie liberté de ton, et si un jour on s'intéresse vraiment à ce qui s'est passé dans le porno des années 90, on dispose d'une vraie bibliographie, avec des récits très différents dans le ton et dans la forme.
CB: Ce qu'on peut considérer comme sujets tabous sont en réalité toute une construction sociale. Le viol, la prostitution, le porno, les femmes trop souvent confortées dans leur rôle de "victime" selon vous ? Vous a-t-on reproché de faire de votre cas une généralité ? De dire que la
prostitution était un choix ?
VD: On ne me l'a pas tellement reproché parce que je crois que je dis clairement que ce que j'ai vécu n'est pas unique - à mon avis on serait surpris de savoir combien de filles jeunes passent par là, occasionnellement, dans leur vie - et que ça n'est pas la seule façon de le vivre. je dis bien que je ne parle pas de passer des heures sur un trottoir, et je dis bien que je parle de mon point de vue de fille née en France et qui travaille en France. Avec internet, il me semble difficile de prétendre que ce type de prostitution n'a pas explosé. A mon époque c'est le minitel qui a permis à des filles "comme moi" de passer par cette case, mais le minitel était quand même un phénomène mineur, comparé à internet.
On m'a plus reproché de comparer le mariage à la prostitution, comme si c'était une vieille rengaine évidemment périmée. Je ne vois pas en quoi elle est périmée.
Je ne dirais pas que les femmes sont victimisées. J'ai l'impression que c'est vrai pour tout le monde. Par contre, je dirais que certains sujets sont confisqués, surtout en France. Il n'y a qu'un seul discours qui circule : "j'ai été exploitée, j'ai été forcée, je regrette car évidemment je voulais me marier et faire de beaux enfants et avoir un travail honnête". Et il faut que ça s'arrête là. Pourquoi être prostituée ne serait pas un vrai métier ? Pourquoi on aurait pas la vocation ? Pourquoi on ne serait pas fière de faire ce travail et de le faire correctement, surtout quand on est bien payée ?
CB: Le viol, malgré le fait de "vous vider de la nuit indélébile, de l'épuiser" fait partie de vous parce que justement une nuit cet acte a croisé votre chemin? A-t-il conditionné ce que vous êtes aujourd'hui?
VD: A partir du moment où c'est arrivé, il faut vivre avec. Et je pense que ça arrive beaucoup plus souvent qu'on ne veut nous le faire penser. On veut faire passer le viol pour un évènement extraordinaire, alors que je crois qu'il est au contraire très ordinaire.
Pas inévitable, pas inscrit dans les gênes, mais ordinaire. Et important pour la construction des normes hommes/femmes. Même si ça n'arrive pas qu'aux femmes. Je crois que le silence sur la question n'est pas anodin.
Oui je pense que ça a conditionné ce que je suis aujourd'hui, que ça me plaise ou non. Je pense
qu'après un viol, en général en tous cas, une femme a la conviction qu'elle est détériorée, qu'une certaine respectabilité est hors d'atteinte pour elle. Je dis bien "en général", j'imagine qu'il y a autant de réactions possibles que de cas de figure. Et je pense aussi que sortir du cercle des "femmes respectables" est une chance, au final. Parce que les femmes respectables n'ont rien d'enviables, encore une fois en général.
CB: Finalement, pour vous, la société fait d'une femme une femme parce qu'elle se tait et accepte sa condition de femme?
VD: Qu'elle l'accepte ou qu'elle ne l'accepte pas, le tarif est sensiblement le même. La société fait d'une femme une femme parce qu'elle lui interdit tout un tas de possibilités, et qu'elle vient toujours lui répéter la même chose : "définis toi en fonction du regard des hommes, et évite d'avoir d'autres ambitions". je crois que la société fait d'une femme une femme quand elle dégomme Ségolène Royal comme elle ne dégomme aucun homme, et pourtant on sait qu'ils ne sont guère brillants, en politique. Mais elle est désignée comme celle qui ne devrait pas être là. Je crois que la
société fait d'une femme une femme en la jugeant toujours comme femme, tout en faisant semblant d'être objective. En ne traitant pas une petite fille qui est bagarreuse comme elle traite un petit garçon énervé, en ne traitant pas un petit garçon sensible comme elle traiterait une petite fille qui pleure facilement, en ne traitant pas une femme cinéaste comme elle traite un homme cinéaste, etc.
CB:Vos pensées vont à l'encontre des pré-notions inculquées sur l'éducation des sexes, pour cause, la force serait asexuée. Encore un formatage de la société?
VD:C'est visible à l'oeil nu : tous les hommes ne ressemblent pas à Mike Tyson, ni dans le physique, ni dans l'énergie. Et toutes les femmes ne naissent pas fines et menues, ou douces et réservées. Mais, par exemple, quand on adapte au cinéma le livre de Pullman, de façon très hollywoodienne, et très réussie dans le genre, le film ne marche pas... parce que les parents n'emmèneront pas un petit garçon voir un film avec une petite fille qui se bat, qui triomphe et qui se comporte en héroïne. C'est flagrant quand on va voir le film en salle, on dirait qu'on est venus voir un film de princesse : majorité écrasante de petites filles. ça serait dévalorisant pour un petit garçon de suivre les aventures d'une fille. Alors qu'on emmène autant les filles que les garçons regarder les exploits de Harry Potter. Il faut que tout le monde sache que la force et l'héroïsme sont un domaine réservé aux hommes. De la même façon, dans les films d'horreur, que je vais voir assez volontiers, on ne voit jamais de tortionnaire femme poursuivant des jeunes hommes en slip hurlant de terreur dans la nuit noire... Les roles sont plus strictement attribués qu'ils ne l'ont jamais été. Les femmes ont peur, les hommes agressent. ça n'est pas flatteur pour les hommes, mais puisqu'ils produisent et réalisent les films d'horreur, j'imagine que ça les conforte dans un schémas qu'ils doivent trouver rassurant...
Heureusement que Tarantino fait des films qui apportent un peu d'oxygène.
CB: Vous dites dans les premières phrases que vous écrivez de "chez les moches pour les moches, les frigides [...] aussi bien pour les hommes..." Le cri qui est lancé dans ce préambule annonce la couleur mais peut paraître trompeur, à ceux qui n'auraient pas le courage de lire la suite, ils ne se rendraient pas compte de tout l'argumentaire que vous développez ensuite. Parce qu'en réalité, ce livre s'adresse à tous ceux capables de réfléchir sur la différence hommes-femmes?
VD: ça m'a semblé important de commencer par écrire "de chez les moches". Quand on est "exclue du marché de la bonne meuf", j'ai l'impression qu'on a surtout le droit de se taire, d'avoir honte, de s'excuser. Et je crois que c'était une façon de m'adresser autant aux hommes qu'aux femmes, parce que cette sensation de ne pas appartenir aux "happy few", parce qu'on est trop vieux, trop grosses, trop chauves, trop petits, trop masculines, etc, etc, etc... est bien répartie. C'était une façon d'ouvrir le livre sur la notion "convient / convient pas", et j'aimerais bien qu'il soit un livre ouvert à tous ceux qui ont l'impression de ne pas convenir, et qui n'ont pas pour autant l'intention de s'en excuser.
Entretien réalisé fin 2007 pour le webzine Les Pasionarias.
Un immense merci à Virginie Despentes d'avoir accepté de se prêter au jeu de l'interview... et d'avoir écrit King Kong Théorie.
Merci à Claire Berthelemy d'avoir accepté la reprise de son interview pour Maman Travaille
Merci pour cet interview. Je n'ai pas lu le livre, mais les idées exprimées sont intéressantes.
Les féministes sont en général plutôt mal vues dans notre société (enfin, d'après ce que j'observe dans mon expérience). C'est une bonne chose qu'il y ait de bons livres sur le sujet.
Rédigé par : La Cour de Marbre | mardi 20 octobre 2009 à 11:49
J'adore .
Rédigé par : chat-alors | mercredi 11 août 2010 à 18:50
"Les commentaires n'apparaitront pas tant que l'auteur ne les aura pas approuvés", Cette phrase motive aujourd'hui la construction de mon "monologue", malgré l'immense respect que je porte à Virginie Despentes. Je souhaiterais me renseigner sur le(s) possibilité(s) d'entrer en contact avec l'Artiste. Faisant des études d'Assistante Sociale, j'ai décidé de consacrer mon mémoire à la prostitution. Toutefois, le sujet doit obligatoirement être lié aux métiers du social. Plutôt que de "réintégrer les prostituées", j'ai dans l'idée de bousculer les esprits en "inversant" la (dite) problématique, mon projet étant d'étudier la prostitution en démontrant que, selon, les personnes se prostituant sont loin d'etre désintégrer du monde social. Elles ne seraient pas en marge si nous ne les y obligerions pas. C'est la société qui ne veulent pas d'elle, et non elle qui s'excluent de la société. Alors pourquoi désirer sans cesse leur REintégration ? Malheureusement, très peu d'ouvrages concernent cette vision des choses. Serait ce possible de partager avec l'auteur de King Kong Théorie ?
Rédigé par : Chrissie | mardi 01 février 2011 à 13:41