Il suffit de venir à 18 heures à la réunion
Souvent, ce sont de toutes petites phrases qui déclenchent des réflexions profondes et longues. Je me souviens de cette pédopsy à la crèche qui avait dit "Je ne vous parle pas Monsieur, nous savons tous que seule la mère compte, pour un enfant." Et d'autres... Dans mon roman Pas plus de 4 heures de sommeil, c'est le "Il faut avoir des couilles de la patronne, qui résonne et raisonne.
Cette petite phrase, je l'ai entendue cette semaine, dans le cadre d'un projet que j'essaye de monter en parallèle de Maman travaille.
Comme dans une chanson de Carla Bruni, je ne sais plus qui c'est j'entends encore la voix mais je ne vois plus les traits, c'est quelqu'un qui m'a dit... de venir à 18 heures à la réunion. Ca pourrait être une phrase innocente, sauf qu'elle était précédée d'un "il suffit". Faukon, Yaka.
"Il suffit de venir à 18 heures à la réunion." Dans la tête de cette personne, un homme forcément, il suffisant donc de venir à 18 heures à la réunion et quel était le problème ? Si on remonte son film, sans doute le matin a-t-il pris une chemise qu'il n'a pas repassée, peut-être a-t-il enchaîné avec un café, une tasse qu'il a lavé, le héros ! et puis des réunions, des événements, des réflexions, un déplacement peut-être, un déjeuner d'affaires sans doute, ou un sandwich vite avalé, et puis l'après-midi, des réponses à des mails et un appel à des amis, et puis à 18 heures, il suffit de venir à la réunion.
Il n'a pas d'enfants, ou s'il a des enfants il ne va pas les chercher puisque ce n'est pas un problème pour lui d'être à 18 heures à la réunion.
Quand il me dit "Il suffit d'être..." J'ai tout un système de pensées automatiques qui se met en place dans ma tête. Comme si malgré moi, mes neurones se connectaient et commençaient déjà à réfléchir, et tandis que ma main écrit au stylo sur mon agenda "18 heures - Réunion" et souligne le réunion, je calcule, si je pars à 17 heures, si je passe à la crèche d'abord et à l'école après, si j'ai le temps de reposer les enfants avant de repartir à la réunion, et où est le sac de piscine ? Car si je suis à 18 heures à la réunion, je suis à 21 heures à la maison, et il faut que j'ai préparé tout ça avant.
De toute évidence, avec un rendez-vous à 15 heures, je ne peux pas aller les chercher et repartir à 18 heures à la réunion, je dois donc trouver une solution. En plus, la réunion a lieu mardi et mardi, c'est moi qui vais les chercher (comme lundi, comme vendredi, comme jeudi et comme mercredi). Leur père est en déplacement, ça tombe mal. En même temps, les réunions à 18 heures, ça tombe rarement bien.
Une liste à puces se fait dans ma tête et si nous étions dans un film, elle apparaîtrait en surbrillance. Comme dans un sketch d'Olivia Moore, je passe en revue les gens qui pourraient aller chercher mes deux enfants et les garder jusqu'à la fin de la réunion où il suffit que j'aille.
Les grands-parents sont loin, travaillent, sont malades, sont morts, comme dans une chanson de Thomas Dutronc, et je me dis ne pense pas à Thomas Dutronc, pense à trouver qui va aller chercher les enfants.
La voisine, la boulangère, la maman d'Inès comme dans Pas plus de 4 heures de sommeil, voyons voir, et les copines... L'une est loin l'autre a yoga l'autre sera aussi à cette réunion. Et les copains ? Les copains ont déjà gardé mes filles, et je ne vais pas appeler l'ensemble de mon répertoire pour trouver qui va aller chercher MES enfants, après tout, c'est à moi de le faire, non, ce sont mes enfants ?
Au pire je n'y vais pas, les chercher.
Après tout la petite a 2 ans 1/2, elle peut rentrer seule en poussette avec la grande qui la pousse, non ?
Finalement, après 84 coups de fil, je finis par trouver quelqu'un en passant par une agence, une baby sitter de secours ira chercher les enfants, "il suffit de" signer le contrat, donner les pièces nécessaires, trouver un rendez-vous pour ce contrat, trouver de l'argent pour payer le tarif prévu dans ce contrat, qui n'est pas cher payé pour garder la prunelle de mes yeux pendant que je vais travailler mais qui fait quand même un trou dans mon budget.
Car l'argent gagné en allant à 18 heures à la réunion, il va partir dans le mode de garde pour me permettre d'être à 18 heures à cette réunion.
Pendant que j'ai cherché une baby sitter, j'ai pris du retard. Les alertes mails sonnent, j'ai 17 messages vocaux, 5 SMS dont 2 de relances, un manuscrit à terminer, deux articles pour des revues universitaires en retard, une commission à préparer pour le lendemain et une visite dans une association à débrieffer. Je dois aussi rappeler le RSI qui veut ma déclaration de chiffre d'affaires de l'année pour mon entreprise; et payer le réalisateur qui était avec nous au Ministère des droits des femmes pour Maman travaille, j'ai peut-être mis le chéquier dans le sac de piscine ?
Le jour venu, le mardi, je vais à 18 heures à la réunion. J'arrive à 17 heures 54, je suis en avance, je suis contente car la dernière fois que j'avais une réunion à 18 heures j'ai du emmener mes deux enfants, et la fois d'avant j'ai courru les chercher puis les poser puis attendre l'arrivée de la baby sitter, qui était en retard, et j'ai courru 35 minutes dans la ville avec des talons derrière le tram avant d'arriver, en nage, à la réunion à 18 heures 02.
J'arrive à la réunion, donc, à 17 heures 54, j'ai eu mon train Le Mans - Paris, je suis en avance et je suis contente, c'est un miracle, j'ai même retrouvé le sac de piscine et le chéquier.
Le monsieur avec qui j'ai rendez-vous pour la réunion est là, et le monsieur qui m'a dit qu'il suffisait d'être à 18 heures à la réunion est là, lui aussi, ça y est je me souviens qui c'est. Je ne le connais pas très bien, nous nous sommes croisés il y a 5 ans sur un autre projet.
Ce n'est pas méchant, c'est même plutôt gentil de me dire qu'il suffit de venir à 18 heures à la réunion.
Sauf que ce "Il suffit de..." montre le décalage fralgrant qui existe entre ceux qui décident des horaires des réunions et celles qui doivent venir aux réunions.
Et pourquoi ne serions-nous pas celles qui décident des horaires de réunions ?